SORAYA ET MOEZ-ALEXANDRE ZOUARI
LE MYSTÉRIEUX COUPLE QUI VEUT RÉVEILLER PICARD
SOPHIE LÉCLUSE
Apriori, Moez-Alexandre Zouari n'avait pas le bagage pour s'offrir l'enseigne préférée des Français. Pas de notoriété, pas de beaux diplômes, pas de financement établi… Il ne parle même pas anglais. Et pourtant, c'est à Londres et seul qu'il est allé décrocher le gros lot en séduisant le fonds Lion Capital, propriétaire à 49% de Picard. Le rendez-vous, arraché de haute lutte, devait durer vingt minutes. Il a dépassé deux heures. «C'est l'entrepreneur et sa vision du commerce qui a séduit», nous explique Charles Andrez, de Lazard, seul banquier présent lors de l'entretien. L'exploit est d'autant plus remarquable que ce fils d'un Franco-Tunisien a coiffé au poteau les familles Moulin (Galeries Lafayette) et Arnault (LVMH), elles aussi sur le coup selon nos informations. Et que la somme – 156 millions d'euros pour 44,5% du capital – est jugée très bien négociée par les spécialistes. «Lorsqu'on n'a pas le nom, il faut savoir foncer plus vite que les autres», sourit le quadragénaire dans son costume cintré De Fursac.
Mais d'où vient cette somme dont il nous assure avoir payé les deux tiers en cash ? Tout simplement de son compte en banque. Car s'ils sont peu connus, Moez Zouari et sa femme Soraya, associée à toutes les décisions, n'en sont pas à leur premier coup. Depuis vingt ans, le couple a ouvert ou pris en gestion un grand nombre de Franprix, Leader Price et Monop', toutes des enseignes du groupe Casino, dont ils sont devenus le premier master franchisé. Près de 500 supérettes et discounteurs sont ainsi passés entre leurs mains pour atteindre un pic d'activité, début 2018, à plus de 1,5 milliard d'euros de chiffre d'affaires.
Oui mais voilà, le groupe Casino est aujourd'hui moins en forme et Picard, avec sa marge opérationnelle de 15%, leur tendait les bras. Alors, les Zouari ont décidé de faire le ménage dans leurs affaires. Depuis deux ans, 140 de leurs magasins sont repassés dans le giron de Casino en toute discrétion. De quoi renforcer leur trésor de guerre pour verser 100 millions en cash et s'offrir la pépite Picard le 23 janvier dernier. «Ça allège, on vient de fêter ça avec nos trois filles», lâche Moez Zouari lors d'une rencontre dans un Picard situé juste à côté de son domicile, dans le XVIe arrondissement de Paris.
C'est dans un autre appartement plus petit et moins chic que tout a commencé. Ils avaient 25 ans. Elle faisait des études de biochimie, lui une petite école de commerce. «La bio ne te rapportera pas un sou, viens faire du commerce avec moi», lui a alors dit Moez-Alexandre, comme sa mère préfère l'appeler. Le négoce, il a ça dans le sang. Son grand-père vendait du sucre et son père des biscuits. Le couple ouvre son premier Franprix en 1998 à Ménilmontant. Mais ce qui aurait déjà été un aboutissement pour certains n'est pour eux qu'un amuse-bouche. Dans leur deux-pièces, ils déploient une immense carte sur un mur du salon et y punaisent des cibles. «Nous avons repéré tous les commerces parisiens menacés, merceries, parkings, agences de voyages, et, pendant six mois, je suis allé leur donner ma carte pour le jour où ils voudraient vendre», explique-t-il. Grâce à l'aide de leurs familles bien établies, ils ouvrent ainsi cinq Franprix la première année, cinq autres la suivante. Lorsque leur actuel directeur exécutif, Antoine Aussour, les rejoint comme stagiaire en 2003, il y a déjà 23 magasins et 16 salariés au siège. Ils sont aujourd'hui près de 200. «Ils m'ont tout de suite embringué dans leur passion», raconte ce fidèle, bras droit depuis dix-sept ans.
Plus surprenant, ils séduisent aussi un vieux briscard de la finance et du commerce, Jean-Charles Naouri, sans qui leur fulgurante ascension n'aurait pas été possible. Nous sommes à la fin des années 2000. Le patron du groupe Casino s'est offert Franprix et Leader Price au prix de longues batailles. Mais beaucoup de ces magasins perdent de l'argent. Ça tombe bien, Moez Zouari est tout dis-posé à l'aider à faire un ménage discret. Nombre d'entre eux sont alors transférés de l'un à l'autre. D'abord une trentaine de Leader Price bretons, puis, huit ans après, des dizaines de Franprix et de Leader Price assortis de quelques Casino : 337 magasins changent ainsi de propriétaire entre les seules années 2015 et 2018.
A chaque fois, les compères créent des joint-ventures, 51% pour Zouari et 49% pour Naouri, avec pour ce dernier une option de rachat. Pour de nombreux observateurs, dont les analystes de Bernstein, qui dénoncent la manœuvre en 2018, ces transferts permettent au groupe Casino de déconsolider la dette et les déficits de ses magasins afin d'afficher de meilleurs résultats financiers. Ils font surtout l'objet pour le franchisé de contreparties peu lisibles dans les comptes. Moez Zouari semble, lui, trouver cela tout à fait normal. Pour s'amuser, il nous glisse même sous le nez un organigramme très compliqué reliant des dizaines de sociétés, avant de le retirer immédiatement.
Confidentiel !
ILS TIRENT LEUR FORTUNE DE L'IMMOBILIER COMMERCIAL
La majeure partie de leur patrimoine (plusieurs centaines de millions d'euros), les Zouari la tiennent de l'immobilier. Ils sont notamment propriétaires de la moitié des murs des quelque 130 magasins qu'ils gèrent, dont ceux de leur Franprix Opéra (à gauche), à Paris, ou encore de galeries commerciales, comme celle de Beaulieu à Poitiers et son Géant Casino.
Si Jean-Charles Naouri lui fait autant confiance, c'est surtout parce que Moez Zouari est, selon lui, le meilleur pour redresser une épicerie mal en point. Son premier atout : une présence quasi constante sur le carrelage. Tandis que Soraya supervise les RH, le juridique ou la comptabilité au siège de Sèvres (92), Moez arpente ses supérettes de 8 heures à 21 heures, week-ends compris. Son bras droit se rappelle encore des kilomètres parcourus avec lui en Bretagne dans les Leader Price qu'il venait de récupérer. «Zouaric», comme le surnommaient les équipes bretonnes, passait d'un magasin à l'autre, rectifiant ici la propreté d'un bac frigorifique, s'assurant là des niveaux de stock ou de la ponctualité des salariés. «Il secoue ses équipes en permanence, parfois sans ménagement», observe le spécialiste de la grande distribution Olivier Dauvers. Aujourd'hui, sa Mercedes avec chauffeur ne peut plus le déposer partout. Alors, il demande à tous ses directeurs de lui envoyer chaque jour des photos de leurs rayons. Soit 800 images qu'il fait défiler sur son portable. «Je donne des likes ou je rectifie un tas de pommes mal monté à distance», explique-t-il.
Autre atout : sa véritable obsession pour le client, qui le pousse à adapter son assortiment et sa stratégie quasiment à chaque point de vente. Pour son Monop' de la chic avenue Bugeaud à Paris, il a mis par exemple les vins en avant dès l'entrée. «Il fallait oser, observe le spécialiste Frank Rosenthal, mais lui avait vu que le quartier manquait de cavistes et que la clientèle au fort pouvoir d'achat apprécierait.» Idem pour le jus d'orange 33 centilitres pressé sur place. Alors que l'enseigne Franprix a augmenté son prix à 1,89 euro fin 2018, lui décide de rester à 1,59. «Ce sont les jeunes qui en achètent le plus et je veux les garder», justifie-t-il. Mais dans son Franprix Opéra, envahi de touristes, le même jus grimpe à 1,99 euro. «C'est un vrai pragmatique», conclut Frank Rosenthal.
Doublé d'un bon gestionnaire. A peine un nouveau magasin entre-t-il dans son escarcelle qu'il s'empresse de renégocier le loyer, avant d'éplucher les coûts ligne par ligne. Dans les Leader Price qu'il récupérait par brassées de Casino, il a fait une petite étude et constaté que les intérimaires étaient bien moins productifs que les salariés. Exit les intérimaires. Il n'a pas non plus d'état d'âme lorsqu'il faut réduire la masse salariale ou fermer des «bouclards» qui ne tournent pas assez. Plus de 70 ont baissé le rideau depuis 2016.
Mais il excelle surtout à trouver les bons emplacements pour ouvrir ses propres magasins : une centaine au total. «Il n'y en a pas deux comme lui pour imaginer une épicerie flambant neuve là où je ne vois qu'un bouge sans fenêtre», explique le directeur général de Ca Com Rodolphe Bonnasse, qui a visité plusieurs échoppes à céder avec lui. Car Moez Zouari ne s'embarrasse pas des contraintes ou des règlements de copropriété. Il fonce, sans crainte des contentieux. Rue des Haudriettes à Paris, par exemple, deux anciens commerces chinois étaient séparés par un mur porteur. Boum, un grand trou dedans et voilà un joli Franprix. Tel un Karl Lagerfeld, après chaque première visite, Moez jette un croquis rapide sur une feuille blanche, que ses équipes décryptent et transforment en plan. Et attention ensuite à ses visites de chantier. Il peut tout chambouler jusqu'à la veille de l'ouverture. «Ça vient de m'arriver au Monop' de la rue Saint-Dominique (Paris), explique Antoine Aussour. Il a trouvé que ça manquait d'âme et il nous a fait mettre un vrai bar à la place des caisses.»
D'ailleurs, depuis deux ans, comme s'il avait voulu convaincre les propriétaires de Picard qu'il était l'homme de la situation, il a créé les plus spectaculaires épiceries de Paris. Le 4 Casino, ouvert en octobre 2018 avenue Franklin-Roosevelt, avec ses mosaïques, son lustre, ses sushis concoctés sous l'œil du client et sa cave à vins connectée, est aujourd'hui copié jusqu'en Chine. Dans son dernier Franprix, rue Scribe, il y a même un arbre grandeur nature au milieu du magasin. «Vous avez besoin de quelqu'un qui met les mains dans le cambouis», a-t-il plaidé chez Lion Capital. Circuits courts, viande française, produits bio, végans, sans gluten, ambiance chaleureuse… Moez Zouari énumère quelques-unes de ses idées pour relancer Picard, sans vouloir en dire trop. Avant de s'enflammer : «Les millennials veulent des légumes frais mais en jettent un tiers à la fin de la semaine ; ici, ils ouvrent leur sachet de brocolis, en prennent trois, le referment et évitent tout gâchis alimentaire. On va leur marteler ça aux jeunes», lâche-t-il en se tapant dans les mains.
On comprend son impatience. Lui qui fourmillait d'idées restait très contraint chez Casino par la po litique de chaque enseigne. L'émancipation commence. D'ailleurs, ce deal avec Picard, c'est le premier qu'il signe sans en référer à son mentor Jean-Charles Naouri. «Il l'a prévenu la veille», affirme un cadre du groupe. Ce que le patron de Casino aurait peu goûté, d'autant que son fils Gabriel Naouri étudiait lui aussi le dossier, a-t-on appris. «Il était un peu surpris», concède Moez Zouari avec un sourire malicieux mais respectueux. Car les deux hommes sont encore très liés en affaires. Jean-Charles Naouri possède 70% de Pro Distribution, la holding des Zouari où sont logés la plupart de leurs Franprix. A l'heure où nous bouclions, Naouri négociait encore le rachat de 198 Leader Price appartenant aux Zouari, étape indispensable pour qu'il puisse céder tout ce réseau à l'allemand Aldi. Selon nos informations, le chèque pourrait grimper jusqu'à 100 millions… Avec cette somme, le couple pourra alors acquérir la majorité du capital de Picard. Un accomplissement.
RÉPARTITION DES MAGASINS PICARD
UNE ENSEIGNE PASSÉE DE MAIN EN MAIN
1994 Carrefour
2001 Consortium franco-britannique Candover
2004 BC Partners
2010 Lion Capital
2015 aryzta
2019 Les Zouari rachètent 44,5% du capital
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